LES HOMÉLIES DE MGR GÉRARD LE STANG
Homélie de la grand-messe
Pardon Saint-Yves 2023 à Tréguier (22). + Gérard Le Stang (textes 6° dim. Pâques).
La prière de Jésus à son Père, à quelques heures de sa mort, interroge sur le sens même de notre vie. Père, je t’ai glorifié en ce monde en accomplissant l’œuvre que tu m’avais donnée à faire. Avec une humilité parfaite et une conscience droite, Jésus est prêt pour le don suprême de sa vie. Il a accompli ce que Dieu son Père lui a donné à faire, ni plus ni moins. Et nous, sommes-nous en ce monde en train d’accomplir aujourd’hui ce que Dieu nous a donné à faire ?
Assemblés dans cette cathédrale comme les apôtres et la Vierge Marie dans la chambre haute, d’un seul cœur, nous prions pour qu’il nous soit donné de découvrir et d’accomplir, à la suite de Jésus, ce que Dieu enjoint à nos générations de faire dans le monde de ce temps.
Au XIII° siècle, quand naquit Yves Hélory, personne (ou presque) ne doutait qu’il y eût un « ordre de la Création », voulu par Dieu. Dieu est créateur et à tout homme et femme, créés à son image, il a confié la terre, et une vocation qu’il leur revient d’accomplir, en personnes libres et créatives. Cette loi naturelle, qui unit harmonieusement le ciel et la terre, est hélas perturbée par le péché et l’injustice. Mais l’espérance que donne la foi au Christ Sauveur est une énergie pour le combat. Il nous est permis de ne pas désespérer de l’Homme. Le Moyen-âge avait cette vision unifiée que nous avons tant de peine à faire nôtre, devenus dispersés et inquiets dans un temps où chacun est livré à lui-même, un temps ou les les oiseaux disparaissent, où les abeilles ne butinent plus, où des jeunes osent à peine faire des enfants. Saint François d’Assise dont Yves de Kermartin était si proche, chantait Dieu et l’unité de toute chose en lui, en clamant : « Loué sois-tu pour frère soleil, pour sœur lune et les étoiles, frère vent et sœur eau… et même pour notre sœur la mort corporelle à laquelle nul vivant ne peut échapper ». Il rendait au Créateur le bonheur de vivre – et même de mourir – sur une terre dont Dieu nous faits jardiniers et non prédateurs, une terre où les pauvres ont de quoi manger et même être rassasiés.
François, Yves, et tant d’autres, accueillaient notre terre comme un cadeau de Dieu, mystérieusement habitée par sa Providence. Dieu créée, Dieu sauve, Dieu pourvoit. Rien de ce qui arrive ne lui est étranger et de rien, il n’est absent. Cette foi unit en un seul et même destin la condition terrestre et la vie éternelle. Elle rendait Saint-Yves détaché à l’égard des puissants, heureux de donner sans mesure, joyeux d’être frères des pauvres, emplis de sagesse et de mesure, et habité par cette liberté intérieure qui nous manque tellement aujourd’hui. Saint Yves de Kermartin, disent les témoins, était homme de patience, de bienveillance, de bonté, épris de justice et d’équité, miséricordieux et libre à l’égard de tous. Un homme conscient de vivre son aventure humaine comme une préparation sage, grave et simple de son éternité. Une telle sainteté nous serait-elle devenue inaccessible ? Gageons que les générations à venir sauront calmer l’hystérie actuelle de nos sociétés.
D’où vinrent à Saint Yves cette sagesse et cette bonté, ce sens aigüe de la justice et son humilité ? De sa famille, de ses études de droit et de théologie, ou de son amour de la Parole de Dieu, connue sur le bout des doigts ? De ses longues marches sur les chemins du Trégor ? De sa proximité avec les pauvres dont il savait intimement que leur humiliation n’est pas voulue par Dieu ? Sa foi si vive, si ardente, nourrie par la prière et l’eucharistie, célébrée avec ferveur et concentration, n’en faisait pas un révolutionnaire bavard mais un homme d’espérance, convaincu que Dieu n’est pas méchant, qu’il n’a pas fait ni laissé faire l’injustice, le mal et la mort mais qu’il a voulu un ordre de la Création que Saint Augustin résume ainsi : tu nous as fait pour toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose en toi. Rappelons-nous les paroles puissantes de l’apôtre Pierre entendues à l’instant : Que personne d’entre vous, en effet, n’ait à souffrir comme meurtrier, voleur, malfaiteur ou comme agitateur. Mais si c’est comme chrétien, qu’il n’ait pas de honte et qu’il rende gloire à ce nom-là. Saint Yves fit ce que Dieu lui avait donné de faire : être un baptisé, un chrétien, un prêtre qui glorifia Dieu par l’exercice loyal et inlassable de son ministère, par sa conscience droite d’homme de loi et sa connaissance profonde des grandeurs et misères du cœur humain.
Est-il encore possible de croire en cette justice de Dieu qui innerve et irrigue la justice des hommes ? Pouvons-nous imaginer la source divine et celle du droit comme une seule et unique source, Dieu et l’homme agissant de concert ? Est-il encore possible de contempler la beauté d’un prêtre catholique en son Église quand, célébrant la messe, il unit le ciel et la terre, le pain de l’eucharistie et celui de l’Église en un seul vrai corps du Christ ? N’est-elle pas magnifique la justice de Dieu quand elle ajuste l’homme a sa vocation, quand elle le libère de ses démons, et lui donne de ne pas désespérer de lui-même, Et n’est-elle pas admirable quand par une grâce invisible, la justice des hommes se fait chemin de guérison, de réhabilitation, de réinsertion, refusant le dévoiement de la vérité, les bannissements par l’opinion, les lynchages des réseaux sociaux sans oubli, ni pitié, et la surcharge des prisons qui ne fait de bien à personne !
Cette unité subtile du ciel et de la terre, de l’homme et de Dieu, est l’âme même de notre civilisation européenne. Saint Yves chercha à lui donner chair, en étant témoin de Jésus par toute sa vie et auprès de tous. Il l’incarna avant tout dans sa propre existence, et nul ne put lui attribuer le reproche que Jésus faisait aux pharisiens : Ils disent mais ne font pas. N’est-ce pas cela la sainteté véritable : réduire a minima l’écart entre le dire et le faire ? Les géants de la sainteté prennent à l’extrême le contrepied du reproche de Jésus : ils disent, et ils font. Saint François, Saint Yves, Sainte Thérèse de Lisieux, Saint Charles de Foucauld, et bien d’autres, ont prêché, plaidé, arbitré, décidé, en donnant corps à la parole de Dieu avant tout dans leur propre vie, et dans tout ce à quoi ils consacraient leurs talents, leurs temps, et leurs biens, parfois jusqu’au martyr.
Le procès de béatification de Saint Yves, les témoignages qu’il suscita en son temps et qui pourraient être prolongés jusqu’à aujourd’hui, sont un choc en retour de la sainteté d’une personne. Ils attestent qu’un homme est passé parmi nous en faisant le bien. Non pas en étant à son propre compte, en épatant la galerie par le brio de ses talents ou de sa « tchache », mais en prouvant, par sa vie donnée, que l’Évangile est vrai. Il fut si juste et si bon, si amoureux de Dieu et tellement certain que tout est ordonné à Lui, qu’il prouva par son existence entière, que Jésus est le chemin, la vérité, la vie. Alors, frères et sœurs, en ce jour de pardon, que Dieu rende chacun de nous et notre Église entière, l’Église des saints et des pécheurs réunis, transparente à ce mystère dont Yves Hélori fut en ces lieux le témoin ardent. Amen.
Homélie des vêpres
Nous nous souvenons en ce jour que Saint-Yves est mort le dimanche après l’Ascension du Seigneur. Ce jour est donc l’anniversaire liturgique de sa mort. Le jour où, immédiatement, certains ont dit ce qu’on a pu dire de Jean-Paul II en 2005 : Santo Subito. Le jour où l’on commença à considérer comme relique le peut qui lui appartenait, à commencer par le pauvre vêtement dont il était vêtu.
Cette simple phrase résume ce dont il est question : par son unique offrande, Jésus-Christ a mené pour toujours à leur perfection ceux qu’il sanctifie. En sanctifie-t-il quelques-uns plus que d’autres ? Peut-être. Il sanctifie surtout ceux qui reçoivent de lui la grâce de l’abandon et se remettent totalement entre ses mains.
La vie spirituelle authentique commence lorsque, dans la foi, on est prêt à tout donner et même à mourir, pour celui en qui on a mis son espérance. Saint Charles de Foucauld avait cette prière que beaucoup connaissent : « Mon père, mon père, je m’abandonne à toi, fais de moi ce qu’il te plaira. Quoique tu fasses, je te remercie, je suis prêt à tout, j’accepte tout ». Une carmélite âgée, entendant des jeunes filles chanter cette prière, me disait : « elles ne se rendent pas compte de ce qu’elles chantent ! Si elles savaient ! » S’abandonner entre les mains du Père, lui permettre que nous suivions son fils et lui ressemblions peu à peu, laisser l’Esprit Saint nous modeler jour après jour, de chute en relèvement, dans l’acceptation cordiale de son action en nous, est un chemin que tous ne sont pas prêts à prendre. Pourtant, nous pressentons bien que réside dans cet abandon le grand tournant et l’aventure d’une vie. Aimer, c’est tout donner et se donner soi-même, disait la petite Thérèse. Se donner soi-même jusqu’à l’extrême. Les grands passionnés, les sportifs talentueux, les héros et toute personne qui donne le meilleur de lui-même pour s’élever et élever le monde, nous fascinent et nous attirent. Les saints sont de cette trempe-là, et pourtant les choix qu’ils font peuvent nous rebuter, car ils sont marqués non par le souci de la performance mais par le désir de servir humblement l’Évangile, ni plus ni moins. Jésus-Christ s’est offert pour nos péchés par son unique sacrifice.
Devenir saint pour accomplir son baptême, c’est intérioriser cette loi du don de soi humble que Jésus assume et incarne totalement, lui le Fils de Dieu. Avoir conscience de ses talents, dons et charismes et aussi de ses limites, de ses errements et souffrances cachées, partir ainsi du centre de notre humilité et désirer y demeurer, sans vouloir nous surestimer ou nous abaisser, et aller de l’avant en essayant d’être hommes et femmes de foi, de charité et d’espérance, n’est-ce pas ce que Dieu attend de nous ?
Il est frappant de constater, en parcourant l’enquête de canonisation de Saint-Yves qu’il fut d’abord et avant tout, un chrétien modèle, un professionnel consciencieux, et un prêtre appliqué à vivre vraiment les engagements de son ordination : annoncer et prêcher l’Évangile, prier et sanctifier le Peuple de Dieu, édifier l’unité et la communion, en faisant grandir la charité et le service des plus petits. Saint-Yves ne fit pas autre chose que ce qu’on attendait de lui, mais il le fit avec l’excès, au bon sens du terme, de celui dont le cœur et la chair criait de joie en présence du Dieu vivant. Et cela est source de miracles et d’inspirations pour vivre à notre tour la suite du Christ, dans cette conviction intime que la bonté et la justice sont plus profondes, plus originelles que le mal et le péché, même lorsque ceux-ci semblent tout infester.
Cette espérance, nous la voulons aussi pour notre Église. Il est dans l’air du temps d’en constater les mochetés, les défaillances et son effacement face à la civilisation émergente de laquelle le christianisme semble être congédié. Mais « cessez d’annoncer l’Évangile, et les pierres crieront ! »
Comme les autres évêques de France, dimanche prochain je confirmerai 125 adultes dans la cathédrale d’Amiens, la grande majorité d’entre eux entre 20 et 40 ans, de toutes conditions sociales. Ils étaient 68 l’an passé. Qu’importe leur nombre. Ce sont surtout des jeunes adultes dont les récits de conversions nous bouleversent et attestent de cette nappe phréatique de la grâce de Dieu à laquelle trouvent à s’abreuver ceux qui creusent en eux pour ne pas mourir desséchés et sans âme. L’Église, devenue vulnérable, en redécouvre sa raison d’être : elle est le lieu où Dieu fait grâce, et redevient ce qu’elle doit toujours être : celle qui contemple son Seigneur, agissant en elle et par elle, sans mérite de sa part, pour que toute personne en ce monde sache de quel amour elle est aimée.
Que la grâce de sanctification contenue dans ce pardon, touche le cœur de chacun de nous. Que par l’intercession de Saint-Yves, elle fasse des miracles dans le cœur de chacun de nous et par nous auprès de tous ceux qui attendent pour leur vie un horizon nouveau de justice et d’espérance. Amen.